“Pompes funèbres” de Jean Genet
Pompes funèbres de Jean Genet, Éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 1978.
Pompes funèbres de Jean Genet
***
Ça parle de quoi ? Avec en fond de toile un deuil tout récent (Jean Genet écrit ce livre en 1947, il souffre encore de la perte de Jean Decarnin, son amant résistant tué par la Milice en 1944), le narrateur raconte les histoires d’amour et de sexe entre des collaborateurs et des nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale.
On trouve quoi dans ce livre ? De l’homo-érotisme frisant la pornographie + des récits enchâssés + une profonde tristesse + de la violence + une écriture dense et tortueuse + une fascination pour les marlous + une scène de sexe gay impliquant le Führer himself.
Pompes funèbres de Jean Genet, édition hors commerce, 1948.
Extraits choisis
« Parfois, il se faisait raconter le détail d’une exécution capitale, il exigeait les dernières paroles des suppliciés, leurs cris, leurs gestes, leurs grimaces. Il s’endurcissait. Et le bourreau en se déversant un peu dans l’oreille d’un gamin qui l’aimait devenait plus tendre. Il somnolait longtemps sur des coussins. Il caressait un vieux chien, dont l’attendrissaient les yeux chassieux, comme l’attendrissaient aussi la morve des enfants, la gomme d’un cerisier, le suc du pavot et de la laitue, les larmes de la blennhorragie. »
***
« C’est sous l’emprise de la mort encore jeune de Jean, rouge de cette mort et de l’emblème de son parti que j’écris. Les fleurs que j’ai voulues à profusion sur sa petite tombe perdue dans le brouillard ne sont peut-être pas fanées et je reconnais déjà que le personnage le plus important que suscite le récit de ma douleur et de mon amour pour lui sera ce monstre lumineux, exposé à la plus splendide solitude, celui devant qui je connais une sorte d’extase parce qu’il lui déchargea dans le corps une rafale de mitrailleur. »
***
« ‘‘C’est embêtant que ça meure et qu’on doive les enterrer, les gosses. Est-ce qu’on ne pourrait pas en faire de la soupe ? Ça se déferait assez bien dans le jus, ça donnerait du bouillon assez gras.’’ »
Lithographie de Jean Cocteau, en frontispice de l’édition hors-commerce de 1948.
Qu’est-ce que j’en pense ?
C’est violent, c’est cru, c’est rude. Ça ne fait pas dans la dentelle, et c’est le moins que l’on puisse dire. Bref, lire Pompes funèbres de Jean Genet ça n’est pas de tout repos. La narration est hyper complexe - on se demande souvent qui raconte, voir ce qui est raconté. La langue utilisée est dense, retorse et pleine de vocabulaire argotique made in Paris de 1947 - où on apprend qu’une “gouape” est un voyou, une “targette” une chaussure, un “derjeau” un fessier. Enfin, la fascination de l’auteur pour la violence, et ceux qui la pratiquent, peut être dérangeante. Alors, pourquoi vous inviter à lire Pompes funèbres ? Parce que, premièrement, ça casse tous les modes de narration classique : la linéarité du récit est constamment malmenée, les personnages grouillent et se multiplient sans jamais pouvoir être complètement cernés. Presque quatre-vingts ans après, Pompes funèbres est une littérature neuve. Deuxièmement, Genet vient questionner l’idéal de masculinité promue par le fascisme : et si tous ces hommes obnubilés par le combat rapproché, les muscles saillants, les pantalons de cuir, les gros pistolets et la promiscuité des camps militaires étaient en fait tous des homosexuels ? Pompes funèbres permet à Genet de déployer cette hypothèse à l’envi et de rendre compte du fascisme via le prisme de l’homosexualité refoulée. Complètement inattendu et complètement jouissif ! Enfin, à la manière de Louis Malle dans Lacombe Lucien, Genet s’interroge : que se passe-t-il quand on n’a ni idéologie ni conscience politique ni moyen de réfléchir par soi-même ? Quelle est la part de hasard dans l’engagement d’un homme ? Est-il si simple de basculer dans l’injustice, le meurtre et la violence ? A cette dernière question, la réponse de Genet est lapidaire et fait froid dans le dos : oui. Pompes funèbres travaille la mauvaise conscience de la France collaborationniste, et nous interroge, en ce premier quart de vingt-et-unième siècle, sur notre conscience actuelle, celle d’une France et d’une Europe qui basculent, tranquillement mais sûrement, vers ce qu’elles savent faire de pire : l’oubli, la facilité, et la peur.
Comment se procurer le livre ? Gratuitement en bibliothèque (catalogue des bibliothèques municipales de Paris, liste des bibliothèques de France) + neuf en librairie pour 13 € (liste des librairies en France) + d’occasion en librairie de seconde-main (type Gibert, Boulinier…) + d’occasion sur des sites de seconde-main (type Momox, Recyclivre…). N’oublions pas qu’en France, le prix du livre neuf est unique, c’est-à-dire qu’un livre neuf a le même prix partout, peu importe où on l’achète : alors, si on le peut, privilégions les librairies indépendantes et proches de chez nous !
La fiche d’identité du livre : Pompes funèbres de Jean Genet, 1947. L’édition utilisée pour cet article est celle publiée aux éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 1978, 308 pages.